la vie est courbe
_ extrait_ _ plus_
 

Acte I Scène 2

Très tôt j'ai manifesté cette aptitude à l'inexistence.

Aussi loin que je me souvienne, j'ai eu besoin de m'effacer dans les portes, les fleurs des papiers peints, la pénombre des couloirs de bureaux.

Vers dix-huit ans, je tendis vers le nul.
Ne pas faire de vagues, qui peuvent provoquer des cataclysmes.
Ne pas avoir d'opinions, d'où savent toujours surgir les vagues.
Mettre le pied sur toute source d'opinion !

Aux propositions d'avancement dans mon emploi, comme aux avances des filles, je répondais par des reculades incolores.
En fait, je ne reculais nullement - ce qui eût peut-être trahi un début d'émotion -, je stationnais.

Je fus successivement un écrivain rentré, un chirurgien rentré, un mathématicien rentré, un chef de projet rentré, un pupitreur rentré, un aide-comptable rentré et un être humain rentré.
Sur la voie de la néganthropie je progressais à pas de loup (discret).
"N'oublie pas ton écharpe transparente" disait Maman.

En revenant d'une soirée, une jeune femme dont j'ai oublié le nom décida de me faire une pipe. Dans sa R 5 ( je ne conduisais jamais ). Faisant appel à toute la force de mon vide, je réussis à être de bois, sauf là où précisément il eût fallu que je le fusse.
Elle en resta ... On n'est pas de bois, quand même !
Si.

D'ailleurs, je rayai les soirées.

Pendant vingt-cinq ans, je fus patiemment à la recherche du meilleur moyen d'avoir tort.

A l'arrêt de bus, je laissais passer tout le monde pour ne pas avoir l'air de ne pas laisser passer tout le monde. Chaque jour, j'attendais ainsi des heures entières. La police finit par m'embarquer pour tapinage.
Je m'abstins soigneusement de nier.

Fin des transports en commun !

A vingt-neuf ans, j'avais réussi à ne plus entendre les questions que l'on me posait.
Tout désir sexuel s'était maintenant évanoui du champ de mon inconscience. Presque disparu : certains diptères, à cause sans doute de ce que je soupçonnai être leur propre tendance à la micromanie, m'inspiraient encore quelque tressaillement, avec leur tout petit derrière qui s'agitait faiblement.
Je les exterminai.

A quarante ans, j'étais un micromane confirmé ; non seulement j'ignorais les autres - individuellement et dans leur globalité - mais les autres m'ignoraient. Aucune invite, aucun signe, de quelque sorte qu'ils fussent, ne me parvenait plus, car j'émettais, avec économie, les plus clairs signaux de l'insignifiance.

J'éradiquai, j'éradiquai toujours.

Ma méthode était simple. De soi-même on pouvait toujours effacer la moitié, puis la moitié, puis encore la moitié. (Les moitiés s'effondraient comme des falaises).
Je visais l'anti-moi.

Durant toutes ces périodes, la télévision m'aida beaucoup.

Mon comportement prodigieusement vidogène, néantifère, finit par porter effet sur mon entourage : mon hamster commença à ne plus me regarder, le facteur à ne plus apporter mon courrier, la sonnette d'entrée à ne plus vouloir sonner.

Je mourus dans ma propre indifférence