le désordre des langages 1, 2 et 3
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LE DÉSORDRE DES LANGAGES

1

Indéchiffrables, nos écritures ? (toiles, livres, musiques…)

Comme ces mouvements désordonnés qu’au coin d’une rue fait soudain un passant; gestes illisibles à qui n’a pas vu la séquence précédente, à qui ne voit pas qu’il cherche à recouvrer un équilibre un instant menacé.

Le monde s’est donné comme harmonie, raison. Nombreux sont encore ceux qui n’aperçoivent pas que partout est le désordre, appelant d’autres désordres. Ainsi les discours et formes de nos rêves, qui présentent toutes les figures de l’incohérence, sont-ils en réalité des tentatives désespérées de « rattrapage », erreurs s’efforçant de compenser d’autres erreurs (à commencer par celle de vivre).

Les gestes de l’art, comme ceux du songe, comme ceux de nos névroses, ne sont certes pas l’ordre lui-même, mais l’ordonnance exacte, précise, rituelle, de séquences qui ne visent qu’à restaurer un ordre par essence volatil.

Aussi le sommeil est-il, comme l’art, « réparateur ».

2

Les courbes du discours : vide de signification, pleines de sens.

3

poésie = langue qui parle toute seule

= langue qui roule sur elle-même

= langue de tout le monde

4

Courante.

Comme la raie dans la mer, ou dans le ciel, une buse : une musique des fluides. Qui s’appuierait sur la connaissance des courants, des courants sonores.

5

Traiter le texte et la musique non pas en superposition, strates redondantes ou concurrentes, et en tout cas saturées d’information —comme dans l’opéra ou l’ oratorio traditionnel, la voix se déroulant sur un tapis instrumental, l’un étant accompagné de l’autre— mais bien plutôt sur le mode de la succession, le son chassant le sens, le sens naissant du son, et inversement, le texte devenant musique quand il n’en peut plus d’être texte et la musique devenant texte quand elle s’épuise d’être musique, penser texte et musique à la manière d’un courant alternatif, ou de deux fils croisés, chaîne contre trame, point contre point, comme deux états d’une même matière en fusion, le sens, l’opus.

6

On dit la musique langagière. Oui. Mais langue intraduisible, message dépourvu de signification. On conçoit, depuis Hanslick, par quelles voies la musique s’autosignifie.

Comparons : le langage de la science tend à l’univocité. Il sensunique.

Le langage de la poésie caresse chaque mot dans le sens du carrefour de sens. Plurivoque, é(qui)voque.

Et la musique donc ?

Infinivoque ? Nullivoque ?

Voque.

7

À faire, l’histoire du mot musique. Quelques pistes :

Pour Platon (6° siècle avant J.C.), c’est sûr, musique vient de muse.

Oui, dit Cassiodore (6° siècle), mais masénein : désirer ardemment, rechercher.

Et si, rêve Isidore (7° siècle), tout venait une fois encore de l’eau, moys ?

– Que d’« émythologie », comme aurait dit Guillaume Postel (16° siècle), aussi amateur d’eau que de feu –

Pour beaucoup (20° siècle), la musique muse. (voir « Jeu »)

8

Trop sensible à la perfection de l’imparfait.

Trop plein du désir de « ce qui se laisse désirer », comme le revendiquait un tract des surréalistes.

Rien sans débordement. (ce qui déborde : ce qui en moi, refuse d’en rester « là »).

Et pourtant le problème n’est pas d’avoir des idées, mais de savoir lesquelles tuer.

9

De l’oreille comme défaut.

Mon attirance immédiate, à chaque fois, pour qui prétend ne pas avoir d’« oreille ».

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Toute vérité est paradoxale.

11

Poésie est oratio, qui est à la fois prière et discours. L’art(ifice), le sacré. Les deux versants de poièsis : d’un côté le carré, le rythmé, le bien balancé, le métier bien conduit du rhéteur; de l’autre le vertical, le jaillissement de l’oracle.

De l’oraculaire, traverser l’oratoire.

12

Jeu.

Le musicien « joue ».

Le jeu se joue dans les deux sens :

Soit il se donne des règles de fil blanc, pour mieux faire a contrario éclater son invisible (son invincible) liberté : le canon, la série, la bien nommée fugue.

Soit il s’offre aux vents invisibles de l’imaginaire, dont il capte et présente les reflets : la fantaisie, l’invention, le divertissement, l’impromptu, toutes libertés qu’innervent cependant les règles occultes. Speculum, jeu, et miroir. Spie(ge)l, jeu, et miroir. Réflexion et réflection font la spéculation des scolastiques, qu’on a vite accusés de gloser à l’infini sur les sexe des anges, sans comprendre que la spéculation est d’abord contemplation.*

Le premier postule une Tradition. Que le mythe fondateur en soit Antiquité, Classicité, Modernité même, peu importe (tout est affaire de décor); l’essentiel est que pèse la Grande Contrainte et le défi de ses mouvements obligés. Gageure. Griserie du gant jeté et relevé. Plaisir du jeu serré, et desserré. Évasion. Vertige.

La Tradition, c’est de préférence ce sur quoi s’asseoit le second. Il serait même – pure ingénuité de sa part – un brin iconoclaste. Il est en réalité an-archique : ne reconnaît ni principe, ni commencement, n’obéit qu’aux rigoureux caprices de l’imaginaire, son imaginaire, ne connaît que la règle du Je.

Le double jeu du jeu n’a pas échappé à l’anglais: il dit game, là où le jeu a ses règles, et play, lorsqu’il les invente à mesure.

La musique, elle aussi, a ses gammes et ses prés, cours-y vite…

13

Stlops !

Les Latins avaient un mot pour désigner ce « bruit que l’on produit en tirant contre la joue un doigt introduit dans la boucle » : stloppus.

 

* Cf. Boèce, De consolatione philosophae, IV, 1 et V, 2.